La route Zérotracas
04 novembre 2011
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Les nouvelles folles du volant



Sa conduite est moins sobre : des amendes en pagaille, deux convocations devant le tribunal pour refus d’obtempérer et un malheureux point restant sur son permis. Elle n’y serait pour rien : « Les flics sont des machos et les hommes des goujats. Ils me coupent la route comme ils me coupent la parole dans les dîners. C’est fini, je ne leur cède plus le passage. Ce n’est pas un problème de sexe, car je me suis frottée à des femmes encore plus garces ! J’ai deux enfants à élever, un travail de dingue, un agenda surchargé et ça ne roule jamais. Je suis débordée. Alors je passe en force. Et puis, je suis bien au volant : c’est l’un des rares lieux où la solitude ne me gêne pas. »

« Je rends coup pour coup »

Il y a Sonia, 26 ans, commerciale dans une entreprise de matériel informatique, croisée lors d’un stage de récupération de points du permis de conduire. Cette inconditionnelle des « petites bagnoles nerveuses, type Austin Mini Cooper ou coupé Peugeot 206 », ne cesse de fustiger « ces mecs odieux qui t’humilient au volant sans même te regarder. Moi, sur la route, je rends coup pour coup et je ne lâche jamais. Ils me manquent de respect ? Je ne les respecte pas. Ils m’insultent ? Je les insulte, avec des gestes bien choisis en prime.

La semaine dernière, sur le périphérique, j’ai poursuivi un type qui m’avait fait une queue de poisson. On a failli en venir aux mains. » Il y a aussi Christine, la cinquantaine, chef d’entreprise, mariée, posée, mère de quatre enfants. C’est au volant de la puissante berline de son mari qu’elle a vu les points de son permis fondre au gré d’excès de vitesse à répétition. Elle refuse de se justifier : « Je conduis bien et j’aime aller vite : c’est bon, grisant, excitant. C’est mal ? Lorsque mon mari daigne me laisser le volant, il fait toujours la gueule et me toise avec méfiance. La voiture est le dernier endroit où je peux enfin me poser seule, souffler, à l’abri des regards inquisiteurs et du stress des enfants. Accélérer, c’est mon espace de liberté à moi. »

Génération décomplexée

L’émergence de ces attitudes féminines ouvertement belliqueuses n’étonne pas le sociologue Jean-Marie Renouard, spécialiste des mœurs automobiles : « En France, au début des années 1970, quand une femme prenait le volant, croyez-moi, elle n’avait pas le droit à l’erreur, entre les humiliations machistes des forces de l’ordre et les agressions verbales des hommes. Aujourd’hui, une génération décomplexée se rebiffe et ne craint plus la confrontation. Elles ont assez vu leurs mères souffrir. En trente ans, les femmes ont gagné le droit d’être sur la route et elles comptent bien le défendre. »

Cette très forte territorialité, accentuée par les embouteillages en ville, les conductrices refusent désormais de la négocier. Quitte à s’approprier et à imiter les pires postures que l’on croyait spécifiques aux hommes : « Elles dépassent même les travers masculins, en refusant de plus en plus souvent d’obtempérer aux injonctions des policiers », constate Marie-Pascale Laurent, psychologue spécialiste des comportements routiers. Des outrances qui s’expliqueraient pourtant : « Les deux milieux où le machisme le plus archétypal subsiste sont la politique et la route. Alors il faut bien qu’elles s’imposent », ajoute la psychologue, tout en reconnaissant les regrettables dérives que ce combat implique : « Elles ont aujourd’hui beaucoup plus de facilité à transgresser l’interdit que les hommes : cigarettes, téléphone au volant, non-respect des feux… »

Changement de mœurs

Phénomène encore plus inquiétant : l’apparition d’une catégorie d’automobilistes, heureusement minoritaires, qui, dixit Marie-Pascale Laurent, « sont femmes avant d’être mères : elles n’attachent plus systématiquement leurs enfants à l’arrière et passent leur temps le téléphone portable rivé à l’oreille ». « Les hommes se plaignent de ces amazones du volant lors des stages de récupération de points, confirme Christian Lefebvre, formateur en accidentologie. Depuis 2004, ils s’inquiètent de la montée d’une forte animosité féminine à leur égard, qu’ils jugent injustifiée. » Cette nouvelle donne des relations hommes-femmes sur la route aurait même des conséquences assez inattendues. Ainsi, en milieu urbain, les hommes renonceraient aux grosses voitures pour de petits modèles, ou encore pour des scooters. « Ces messieurs sont sur la route depuis cinquante ans. Ils ont eu le temps de digérer l’automobile, en la débarrassant de ses symboles de pouvoir », analyse Jean-Marie Renouard. Pas les femmes, qui, selon les statistiques des constructeurs, plébiscitent les 4 x 4 et les coupés à caractère sportif.

De la pression au plaisir Cette vision de l’opposition systématique des sexes semble très réductrice à Sophie Grimaud. Quadragénaire au caractère bien trempé, celle-ci anime Ladies Academy, la première école de pilotage sur circuit réservée aux femmes (renseignements au 06 15 04 77 87). En refusant la mixité des stages, elle veut affranchir ses élèves de tout protectorat masculin. « Arrêtez avec ce sempiternel couplet de la dualité homme-femme. La femme a juste envie d’être automobiliste à part entière, un mot d’ailleurs neutre, asexué dans la langue française. Et je sais par expérience qu’une femme n’est plus elle-même au volant sous le regard de son compagnon ou de ses enfants. »

Et l’agressivité montante des femmes sur la route ? Elle la constate. Et la comprend : « Qui conduit ? Une mère et une épouse sous pression permanente, qui doit emmener ses enfants à l’école, penser à mille choses avec la terreur d’esquinter la carrosserie de son mari. Imaginez la somme de toutes les peurs et culpabilités qu’elle doit surmonter pour prendre du plaisir au volant. »

Plaisir

Le mot est lâché. Il est essentiel. A écouter Sophie Grimaud, la conduite virile et combative reprochée aux femmes serait une quête quasi instinctive de plaisir, de désirs et d’émotions : « Lorsqu’elles maîtrisent enfin leur conduite, les femmes prennent un plaisir fou. C’est comme lorsque nous faisons l’amour : nous profitons tellement mieux quand nous connaissons bien nos propres désirs. Nous entretenons avec nos voitures un rapport de sensualité forte, d’érotisme prégnant. Alors vivons-le ! Conduire doit être un plaisir charnel, dans un univers jouissif et ludique du toucher et de sensations. » Et la femme pilote de s’insurger : « Trop longtemps, en France, une femme qui conduisait bien était coupable. Coupable de prendre du plaisir et de le montrer ! »

Une thérapie libératoire

Martine Nisse, psychothérapeute comportementaliste au Centre de thérapie des Buttes-Chaumont, à Paris, confirme cette analyse : « La jubilation féminine au volant est encore mal supportée par de nombreux hommes. Regardez par exemple les conflits routiers : une femme qui hurle est bien trop souvent perçue comme hystérique. Pourtant, il y a une théâtralité extraordinaire dans les engueulades des femmes sur la route. C’est si sain de hurler, de dire les pires insultes. Je le recommande d’ailleurs en thérapie à mes patientes. C’est libératoire et “détendant” : on ressort souvent de ces frictions apaisée. Quand on ne sympathise pas carrément. » A condition, toutefois, de ne pas oublier la règle élémentaire de prudence qui prévaut sur la route. « Dans tous ces comportements belliqueux, je vois un formidable questionnement et une immense demande d’affection adressés aux hommes », ajoute Marie-Pascale Laurent. Et la psychologue de citer la célèbre pédagogue Maria Montessori : « Ce serait, en quelque sorte, le message suivant : “Aidez-moi à faire seule. Lâchez-moi, mais, surtout, ne m’abandonnez pas.” »

Une délinquance en hausse

En France, une femme a 2,8 fois moins de risques d’être tuée au volant qu’un homme. Les conductrices sont en moyenne neuf fois moins condamnées pour des délits que les conducteurs. Le fait que les femmes déclenchent moins d’accidents corporels que les hommes est à nuancer. Depuis 2003, elles sont de plus en plus impliquées dans des accidents blessant des tierces personnes, notamment des conducteurs de deux-roues.

Enfin, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) constate qu’en ce qui concerne la délinquance routière, les comportements masculins et féminins ont tendance à converger.
Sources : baac 2004 (Bulletins d’analyse d’accidents corporels de la circulation) ; « La délinquance féminine », Inserm 2004.

Femmes maltraitées : ... automobilistes en danger

Selon une étude du docteur Marc Shelly, spécialiste des addictions à l’hôpital Fernand-Widal, à Paris, les femmes victimes d’abus sexuels avant l’âge de 12 ans ont trois fois plus de risques d’avoir des accidents que les autres conductrices. Cette surexposition aux accidents graves augmente davantage si la victime n’a jamais parlé de son viol à un thérapeute ou à un proche. « Ces travaux montrent combien la maltraitance silencieuse et subie rejaillit en voiture », explique la psychothérapeute Martine Nisse (elle est notamment l’auteur d’"Enfant maltraité, du bon usage de l’indiscrétion", Ramsay, 2004).

Certaines femmes, victimes de traumatismes infantiles (abandon, inceste…), chercheraient inconsciemment à être victime d’un accident de la route : afin de recevoir enfin une compassion de la part du corps social et de leur famille.

A LIRE :
"As du volant et chauffards, sociologie de la circulation routière" de Jean-Marie Renouard. Le livre de référence sur la sociologie de nos comportements au volant, par « le » spécialiste français de la question (L’Harmattan, 2000).

Auteur : Jean-Baptiste DROUET pour Psychologies magazine

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